Communication

Jumia, un succès de la méthode Rocket Internet

Le « coup de tonnerre » provoqué par la suspension inopinée des activités de Jumia au Cameroun, il y a quatre jours, qui semble ajouter à la liste de l’hécatombe de ces dernières années – CDiscount, Konga, Afrimarket, Yaatoo & Co – a fait dire à un certain nombre d’observateurs que la startup était un « échec de l’e-commerce ». S’il est encore « trop tôt » pour se prononcer sur la question, cette affirmation, de même que celle qui lui a précédé il y a un peu plus de sept mois – « Jumia isn’t African » -, nous paraissent… curieuses. Cela fait beaucoup de tempêtes pour un si petit verre d’eau.

Nonobstant les accusations de fraude dont elle a fait l’objet, et qui lui ont fait perdre à peu près 80 % de sa valeur boursière initiale, un mois à peine après son introduction à Wall Street, les pertes faramineuses engendrées par l’entreprise – estimées à plus de 1 milliard de $ -, et ses démêlés avec ses employés locaux, c’est lui faire un mauvais procès que de dire que tout ce qui précède en fait un échec. Car Jumia est bel est bien un succès – bien que mitigé – pour ses créateurs. Une preuve supplémentaire que leur méthode fonctionne du moins. Et rien de ce qui a précédé son ascension puis son IPO n’est vraiment surprenant. Le modus operandi de Rocket Internet, la lucrative « fabrique de startups clones » spécialisée dans les marchés émergents étant bien connu. De même que son incroyable force d’exécution.

  1. Rocket Internet duplique un business model qui s’est avéré efficace – généralement dans le marché américain – sur le marché européen ou dans un marché émergent. Il s’agissait ici de répéter le business model d’Amazon sur le très hétérogène marché Africain.
  2. Pour démarrer la startup clone, Rocket Internet recrute généralement un profil bien connu de dirigeants : des ex-salariés issus des meilleurs cabinets de conseil mondiaux. Comme Goldman Sachs – tiens, oh surprise ! Raphael Afaedor, l’un des  « cofondateurs couleur locale initiaux de Jumia » a un temps travaillé pour la firme – et McKinsey, dont Sacha Poignonnec et Jeremy Hodara, des cofondateurs initiaux couleur non tropicale ceux-là, sont issus.
    Une particularité intéressante, [qui offrira peut-être une piste à ceux qui s’interrogent sur les raisons pour lesquels les deux cofondateurs initiaux couleur locale – Tunde Kehinde et Raphael Afaedor – ont quitté la boîte en laissant leur place aux français Nicolas Martin et Jérémy Doutté – « encore » des ex de McKinsey ! – et ce, sans la moindre miette au capital] est le salaire comparable accompagné d’une portion congrue en actions que leur offre l’incubateur en échange de leurs services de CEO / managers. Le frisson de l’entrepreneuriat sans les risques associés à l’aventure entrepreneuriale en somme. Voilà pour ceux qui criaient à la compétition déloyale.
  3. L’expérience de la marche forcée vers la croissance déplorée par Rebeecca Enonchong sur Twitter est l’un des avantages concurrentiels indiscutables de Rocket. La firme est passée maître dans « l’art » de la croissance agressive. Il s’agit d’une vraie usine de voitures de course, qui offense l’esprit startup dans ce qu’il a de plus fondamental : son attachement à l’innovation, à l’indépendance et à l’agilité managériale.
  4. La centralisation des compétences et des process – la fameuse accusation lancée avec des accents de chasteté outragée résumée par la phrase « un siège social en Allemagne ; un management à Dubaï et un centre technique localisé au Portugal ». Travailler avec des équipes techniques expérimentées lui permet de baisser les coûts, de gagner en rapidité d’exécution et de déploiement, de tenir son calendrier et d’optimiser ses process, ce qui lui permet de lancer une startup dotée d’un produit fonctionnel en 80 jours. Du point de vue de Rocket, il n’existe aucune raison valable de renoncer à de tels avantages, car c’est sur eux que repose sa capacité à générer de la traction, une clé essentielle lorsqu’il s’agit de transformer un business model cloné en entreprise attrayante pour les investisseurs.
  5. Le financement, qui permet non seulement aux « fondateurs » de ne pas se préoccuper de cet aspect au démarrage de leur activité, mais leur donne toute latitude pour conquérir agressivement des parts de marché au détriment de leurs concurrents, qui ne disposent ni des mêmes moyens, ni des mêmes compétences.

En résumé, les startups clones fondées par Rocket Internet bénéficient de son réseau d’entreprises, des compétences techniques très fortes de l’incubateur, de process qui ont fait leurs preuves dans les marchés émergents et de son expérience dans la construction d’infrastructures de scale. Ce qui a permis à Jumia de s’établir dans 14 pays en un temps records. Les raisons fondamentales qui ont fait d’elle le leader de l’e-commerce Africain en quelques années sont les mêmes pour lesquels la compagnie est aussi décriée. Tout le reste ? Du storytelling saupoudré de sauce gombo, accompagné d’un cortège de récriminations incompréhensibles.

À la question « pourquoi est-ce que les investisseurs ne donnent pas autant d’argent aux entreprises fondées par des locaux qu’à celles fondées par des étrangers, la réponse est simple : ces derniers n’ont pas fait leurs preuves. Et ils ne tiennent pas la comparaison devant les aptitudes notoires de Rocket dans la construction d’entreprises lucratives. C’est bizarre d’avoir à le rappeler mais les investisseurs n’investissent pas sans un minimum de garanties. En retour des fonds injectés ils s’attendent à des résultats. Pour eux, des parts au capital d’une entreprise qui ne peut apporter la preuve de bénéfices futurs ne vaut rien.

« We are impressed by AIG’s pan-African operations and execution capabilities, and believe the combination of strategic partners and management’s demonstrated expertise uniquely position the company’s ecosystem to play a leading role in the development of Africa’s online economy, » said Jules Frebault of Goldman Sachs.

« Nous sommes impressionnés par les capacités opérationnelles panafricaines et les capacités d’exécution d’Africa Internet Group. Nous sommes convaincus que la combinaison de partenaires stratégiques et de l’expertise démontrée de la direction permet à l’écosystème de jouer un rôle de premier plan dans le développement de l’économie en ligne de l’Afrique », a déclaré Jules Frebault de Goldman Sachs en mars 2016.

Traduction : AIG est doté de très bons atouts pour espérer obtenir un retour sur investissements dans le domaine de l’économie digitale en Afrique.

Cette confiance en ses aptitudes de croissance a permis à Jumia de lever des fonds cinq fois. Une première levée de fonds de série A en 2012 – dès son lancement donc – ce qui est l’apanage des startups ayant fait la démonstration d’un MVP fonctionnel. Une seconde levée de fonds de série B a eu lieu en 2013, soit seulement un an après, qui a permis à l’entreprise de consolider ses activités et de se développer. Quand on sait combien il est difficile pour une startup de parvenir à cette étape, on comprend mieux en quoi le cas de Jumia « licorne Africaine » (rires) est exceptionnel. Et en quoi le soutien de la machine Rocket a fait la différence. Cette levée de fond de série B a été suivi par deux levées de fond de série C, en novembre 2014 et en mars 2016 – qui lui a permis de lever 326 millions de $. Ces dernières, qui servent à gagner des parts de marché, sont au service de la scalabilité (extension), ce que Jumia a fait en s’imposant face à ses concurrents pour devenir un leader de l’e-commerce dans la plupart des pays où elle s’est établie.

Lorsque l’on connaît la réalité des startups du continent, qui peinent à lever des fonds aussi importants (moins de 10 % des entreprises occidentales qui parviennent à lever un seed fund (le financement de démarrage qui précède le tour de série A) parviennent à lever un investissement de série A. Et Jumia ? Jumia avait Rocket – le point 5 qui précède. Sans même parler des investissements de série B, encore plus difficiles à obtenir que celles de la série A, on parle d’à peu près 32 millions de $ en termes de financements. À titre de comparaison, le fonds d’investissement Partech Africa,  lancé par Partech Ventures, spécialisé dans le numérique et les nouvelles technologies, dirigé entre autres par Tidjane Dème, est doté de 57 millions d’euros. Le tour moyen en série C est estimé à 55 millions de $.

Commencez-vous à comprendre ? En l’espace de 4 ans, Rocket Internet a fabriqué une startup estimée à au moins 115 millions de $ – c’est l’estimation moyenne d’une startup qui parvient en série C. Une belle bête taillée pour la croissance, dotée d’une habileté difficilement comparable. Le dernier financement de Jumia avant son entrée en bourse était un corporate round, Mastercard a investi 56 millions de $ dans l’entreprise en Avril 2019. Sans battre un cil. Si vous connaissez une entreprise du continent capable de faire cela en un temps aussi court, on veut bien son nom. De ce point de vue, Jumia est une éclatante réussite. Estimée à plus de 2 milliards de dollars au moment de son IPO, ce qui lui a valu son titre de « licorne Africaine », on peut dire que la « méthode Rocket » a une fois de plus fait la preuve de son efficacité. Même si la situation ne semble plus aussi reluisante qu’à ce moment-là.

Selon le bulletin d’investissement en ligne Citron Research, qui est à l’origine des accusations de fraude envers Jumia – les mêmes qui ont fait plonger sa valuation -, à la fin de l’année 2018, Jumia était « au bord de la faillite, ses principaux actionnaires ne la finançaient plus, et son plus proche concurrent venait d’être bradé (Konga ndlr) ». Ce serait cette raison qui aurait poussé l’entreprise à falsifier ses chiffres pour « espérer vendre ses actions à des investisseurs américains ».

« Jumia disposait fin 2018 de liquidités et ses deux principaux actionnaires, MTN et Rocket Internet, souhaitaient une sortie.
Par conséquent, Jumia a demandé son introduction en bourse en mars 2019, a truqué ses chiffres et a commencé à négocier le mois dernier. C’est là que la fraude commence… » – Citron Research, Not All IPOs are Created Equal. Jumia is a Fraud

Les parts de Rocket Internet dans la société sont passés de 21 % – avant l’introduction en bourse – à 17 %. Si l’on considère la dilution du risque opérée entre 2012 et 2019, on peut dire que l’incubateur / VC a bien joué ses cartes, la « patate chaude » ne pesant plus aussi lourdement dans son portefeuille. Cela ne signifie pas pour autant que l’aventure est terminée, puisque la société semble vouloir se focaliser sur sa solution de paiement en ligne, Jumia Pay.

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Résumons. Une startup clone issue des écuries renommées d’une fabrique à bête à concours à la méthode bien connue s’est brandée comme « startup Africaine » en profitant du désir immodéré partagé par tous de voir émerger une licorne Africaine – ce qu’elle a plus ou moins réussi en un temps record. En utilisant la méthode mise au point par ses créateurs. Nous ne comprenons pas très bien la raison du scandale ; Jumia n’est pas, et n’a jamais été une « startup normale », même du point de vue occidental, alors parler de startup Africaine tout court et décrier ses avantages concurrentiels… C’est plutôt ridicule. C’est une startup mise au point par Rocket, qui signifie « monter en flèche » en anglais. Sourire. 10/10 pour le sens de l’à propos. S’attendre à autre chose serait comme s’attendre à ce qu’un figuier donne des mangues. Ce doit être extrêmement passionnant.

About Ace (70 Articles)
Ace est un passionné de communication et de startups. Autodidacte formé auprès de professionnels du marketing et de la communication, il allie exploration personnelle, pratique du métier et recherche incessante d'amélioration dans une approche intégrative, qui s'intéresse au secteur de façon globale, en le replaçant au centre de l'entreprise. Sa démarche s'attache à formaliser de manière spécifique les problématiques communicationnelles qui touchent les structures en tenant compte de leurs divers niveaux d'organisation.

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