Communication

Paola Audrey Ndengue, un maître d’oeuvre de la culture urbaine africaine (2)

Les 5 valeurs fondamentales du blog du disrupteur

Bonjour à tous !

Nous poursuivons l’interview de Paola Audrey Ndengue, entamée la semaine dernière dans le cadre de notre série « Les Hommes des médias ». Dans la première partie de cette interview, nous avons parlé des étiquettes, du marketing d’influence et du blogging en Afrique francophone. Nous aborderons aujourd’hui l’évolution des médias, leur monétisation et les problématiques liées au branding quand on est un entrepreneur et qu’on construit son entreprise.


Paola Audrey, un maître d’oeuvre de la culture africaine

Partie 1 : Étiquettes, Marketing d’influence et Blogging

Partie 2 : Evolution des médias, Monétisation et problématiques du branding

Partie 3 : Le parcours de Paola Audrey, son mindset et l’Histoire de Fashizblack


 

Partie 2

Evolution des médias, monétisation et problématiques du Branding

 

 

Evolution des médias

L : on observe un phénomène intéressant sur internet depuis quelque temps : certains blogs à succès plutôt professionnels deviennent des magazines en ligne – je pense en particulier à Modernetchic, à Irawo et à Elle Citoyenne -; toi qui as eu le même parcours (et qui plus est est passée du magazine en ligne au magazine papier), penses-tu que ce pourrait être une alternative aux médias généralistes comme Jeune Afrique et Le Monde Afrique (qui sont un peu des tribunes de tout et n’importe quoi où viennent s’exprimer plusieurs experts d’Afrique francophone) ? Ces derniers ne peuvent approfondir leurs propos parce que la cible de ces médias, qui est très large, est peu spécialisée – donc il y a un plafond. Ces médias qui n’ont pas vocation à l’être sont pourtant devenus des plateformes métiers de référence – rôle qu’ils ne peuvent remplir -, crois-tu que les blogs  en transition pourraient assurer ce rôle ? 

PAN : ça dépend. Un média comme Jeune Afrique ou comme Le Monde Afrique a une vocation généraliste. L’essentiel de leur rôle consiste à informer une base plutôt étendue, il y a la notion du nombre, il faut pouvoir toucher le plus de monde possible. Le blog, qui n’est pas un média de masse, n’a pas ce genre de préoccupation. Il privilégie l’expression personnelle du blogueur, ce qui n’est pas le cas des médias de masse, qui ont une nécessité de neutralité. Lorsqu’on effectue le passage du blog au média, on se retrouve avec les mêmes problèmes que JA (Jeune Afrique ndlr), c’est-à-dire qu’on perd un ton – et ce, quoi qu’on en dise. Les gens disent souvent qu’ils n’ont gagné qu’en professionnalisation, sans rien perdre de leur singularité, ce n’est pas vrai.

Je l’ai dit tout à l’heure, quand on décide de passer à l’étape supérieure et qu’on sort de l’anonymat pour construire un média, on perd une partie de sa liberté de parole. On ne peut plus dire les choses telles qu’on veut les dire. Garder sa liberté de ton est une utopie. Ce n’est pas possible parce qu’on traite avec beaucoup plus de monde, qu’il s’agisse des lecteurs ou des partenaires éventuels. On a une responsabilité qui est dix fois plus grande, on ne fonctionne plus de la même manière ; on passe de « je dis ce que je pense » – ce qui était par exemple le cas avant, sur mon blog personnel, où je privilégiais mon point de vue sans tenir compte de ce que mon lectorat pouvait en penser (qui lit, qui aime, qui n’aime pas ne faisaient pas partie mes préoccupations) – à « je dois faire attention à la perception que peut avoir mon lectorat de ce que je dis ». Paradoxalement, bien que ce soit ma liberté de ton qui ait fait connaître le blog, je me suis ensuite retrouvée confrontée au même problème que tout le monde : le plafond. Il m’a fallu faire un choix. Avant j’écrivais sous un pseudo …

L : Maybach Carter. 

PAN : c’est ça. J’écrivais avec un pseudo donc c’était beaucoup plus facile de tenir des positions tranchées, puisque je ne portais préjudice à personne. Mais un moment donné, je suis sortie du bois et quand on fait ce choix, on ne peut plus avoir la même liberté. Je crois que quand on est dans la même démarche (c’est-à-dire qu’on transforme un blog en média), bien que les gens viennent sur votre plateforme pour la fraîcheur du ton, la liberté de parole, l’authenticité du contenu – qui sont des choses que les gens recherchent, surtout aujourd’hui -, ce qu’on peut effectivement se permettre de faire quand on n’est pas un très très gros média, il arrive toujours un seuil critique où l’on doit céder à une certaine exigence de neutralité.

En fait c’est l’un ou l’autre : soit on s’y conforme parce que le passage au média change l’attente de la cible – on nous demande maintenant de l’objectivité alors qu’avant on attendait plutôt de nous une subjectivité assumée -, soit on reste dans son positionnement premier et on garde sa liberté de ton, en sachant que cela comporte des risques. On peut s’aliéner toute une partie de son lectorat ou perdre des annonceurs – ce qui est également une notion importante. On peut difficilement conjuguer les deux, pour moi l’exercice est compliqué. Ce serait top d’avoir la notoriété et l’audience d’un média de masse et la liberté de dire ce qu’on veut de la façon dont on le veut, la subjectivité, le côté pointu (l’hyper spécialisation ndlr) … Ce qui n’est pas impossible, il existe quelques médias qui l’ont fait – on peut éventuellement penser à quelques médias internationaux -, mais pour moi ça reste encore très rare.

Ils pèchent toujours d’un côté ou de l’autre. Soient ils abandonnent un peu la qualité de leur contenu … parce qu’il y a une chose aussi qui est importante – et je l’ai vécu avec mon média et avec mes associés -, c’est que passé le fameux seuil critique, on est obligé de diluer son propos parce que quand on se spécialise trop, on ne peut plus toucher tout le monde, on restreint notre portée. Quand on est un média généraliste à un moment donné il faut créer des portes d’accès en matière de compréhension. Même si on a commencé en étant très focalisé et très pointilleux sur une thématique particulière, il arrive un moment où l’on touche des gens qui n’étaient même pas dans notre cible à la base parce que notre média a grossi. Il faut tenir compte de ces gens-là, en revoyant un peu le contenu si nécessaire. Ça fait partie des compromis qu’on est obligés de finir par faire. On n’est plus un petit blog en catimini qui publie du contenu pour sa petite communauté. Maintenant il y a du monde, qu’on ne peut plus gérer de la même façon.

Inspi'Talk 6 avec Paola Audrey Ndengue.jpg

Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, le retour des gens est immédiat. Ce n’est pas comme avant où quand tu écrivais la discussion se restreignait à ta plateforme. Je me rappelle que quand j’écrivais des articles un peu polémiques sur mon blog, les gens commentaient directement dessus, je voyais l’engagement. A l’époque, l’engagement se mesurait aux commentaires sous les posts, maintenant, avec l’avènement des réseaux sociaux, le bouche-à-oreille sur internet est très rapide. Avant je pouvais avoir des posts que les gens ne commentaient pas, ce qui ne voulaient pas dire qu’ils n’étaient pas lus. L’avantage est que les gens gardaient pour eux ce qu’ils pensaient. C’était l’ancienne façon de fonctionner. Aujourd’hui les gens disent ce qu’ils pensent, ils te sortent toute une tirade à partir de l’aperçu posté sur Facebook, même s’ils n’ont pas lu l’intégralité de l’article ou qu’ils n’en ont pas compris le contenu. C’est plus compliqué et très différent de gérer une communauté de 1500/2000 … allez maximum 5000/10 000 personnes et d’en gérer 200 000 – 1 million. Ce n’est absolument pas la même chose, absolument pas.

L : je vais te demander ton avis sur un média relativement jeune, que penses-tu du magazine en ligne Femme d’influence ?

PAN : je pense que les porteurs – ou porteuses – du projet ont compris qu’il y avait un vrai besoin et qu’elles y ont répondu. Je ne fais pas partie de la cible mais je trouve qu’elles ont repéré un besoin existant et qu’elles y ont apporté une réponse. Elles ont identifié une cible – peut-être pas forcément au début mais en grandissant avec leur communauté -, une cible de femmes afro-françaises qui avait besoin d’inspiration, qui a des modèles afro-américains, qui est très présente sur les réseaux sociaux et qui avait besoin de faire du développement personnel, une notion qui est très développée aux Etats-Unis mais qui n’est pas encore très connue en France, en tout cas elle reste  encore un peu cantonnée à certains cercles. Elles sont parvenues à démocratiser cette notion.

Certaines personnes se sont senti un peu gênées pour x ou y raisons par ce qu’elles postaient, dans l’image du type de femme qui était mise en avant et célébrée. En voyant le contenu du magazine on peut avoir l’impression – même si je pense que ce n’était pas la démarche de départ -, par effet de contraste, à force de porter aux nues un type de femme noire particulière avec certains attributs et certains traits de personnalités, qu’on rejette les autres types de femme. C’est ce dont je parlais plus tôt, on s’aliène une partie des femmes qui auraient pu se reconnaître dans la charte globale de Femme d’influence mais qui ne se reconnaissent pas dans les valeurs prônées et qui se sont senties exclues du lectorat.

Je trouve ça intéressant parce que ça représente bien le débat qu’il y a au sein des communautés africaines et afro-descendantes. Je ne crois pas qu’il existe une communauté unilatérale ou parfaitement homogène de femmes noires, on est très hétérogènes les unes des autres – et heureusement. Les articles que j’ai vu passer montrent qu’il existe de nombreuses jeunes femmes qui ont des valeurs purement traditionnelles – religieuses même -, et qui s’épanouissent dedans ; et qu’il existe également d’autres jeunes femmes noires qui, sans renier le fait d’être noire et d’avoir des traditions fortes, ont sur certains sujets envie d’avoir une certaine liberté, de ne pas forcément se conformer à ce qu’on attend d’elles, et qui n’ont pas envie de se justifier par rapport à cela. Et je pense qu’elles peuvent très bien cohabiter. Malheureusement les internets étant ce qu’ils sont, la question provoque des débats assez houleux, et je pense que Femme d’influence a un peu polarisé le débat à ce niveau, en initiant involontairement la discussion sur la question. Mais c’est intéressant, c’est un peu le reflet de la génération de femmes qui lisent le magazine.

Femme d'influence

L : j’ai trouvé ça et gonflé, et courageux, et en même temps un peu suicidaire. Mais c’était la formule gagnante.

PAN : encore une fois il existe un marché pour tout. Il y a un marché pour tout et ces jeunes femmes avaient un réel besoin. Elles avaient besoin d’avoir un média qui leur corresponde, qui leur permette de se sentir motivées, inspirées, … dans lequel elles se reconnaissent. Ça ne va clairement pas plaire à tout le monde et ça n’a pas vocation à le faire, car la cible est singulière. On ne peut faire l’unanimité et c’est normal.

Monétisation des médias

L : avant de faire la transition vers les questions de branding et de parler de ton expérience, nous allons aborder la question de la monétisation des médias digitaux. On a souvent l’impression que l’unique source d’argent de tels médias est le sponsoring ou la pub, il existe pourtant d’autres options, qui permettent de diversifier les sources de revenus, peux-tu nous parler de ces alternatives ? L’abonnement, qui est une formule plutôt courue pour les médias traditionnels, n’est pas très plébiscitée pour les médias en ligne … 

PAN : non, le freemium c’est compliqué. Même les grands sites se cassent la figure quand ils choisissent ce modèle, c’est très compliqué à faire adopter par son lectorat. En matière de monétisation, je pense que l’essentiel se fait sur la communauté. On revient encore une fois sur ce mot qui semble rébarbatif mais qui est essentiel : l’engagement. Il y a deux paramètres dont on doit tenir compte lorsqu’on opte pour la publicité en ligne, 1) les adblockers (logiciels anti-pubs ndlr) et 2) le fait d’habiller un site avec de la publicité n’est pas esthétique et tranche souvent avec le contenu, qui n’a rien à voir. Je n’encourage pas cette pratique, je suis une vraie fan de la publicité native, qui s’insère dans le contenu. Quelque chose de lisible, d’agréable et d’intéressant d’un point de vue esthétique. Une publicité qui se fond dans le contenu. Pour moi c’est ça de la vraie pub.

 

 

Les ads tapent à l’œil comme la bannière et les pop-up je n’en peux plus, ça me fait fuir des sites. Je le dis souvent en rigolant aux gens qui veulent lancer un business média, quand je regarde leur business plan et que leur première option de monétisation c’est la pub : c’est un peu naïf de le faire, surtout aujourd’hui. Parce que 1) il ne faut pas oublier une chose, c’est que quand vous lancez votre média digital lundi les annonceurs ne viennent pas frapper à votre porte le mardi. Ils vous observent. Il faut que la croissance du trafic soit effective pendant une période donnée, personne ne va se lever pour venir mettre de la pub sur votre site au bout de deux jours sans savoir exactement qui vous lit, où et comment. Et combien de temps ils passent sur votre site notamment.

Je dirais que les autres possibilités c’est de bâtir autour de sa communauté. Ça pourrait consister en vente de produits dérivés, donc du merchandising. D’où l’intérêt encore une fois de bâtir quelque chose sur la durée, de se bâtir une communauté et surtout – et là on est sur des notions de branding effectivement -, d’imposer un style de vie, d’imposer une vision. C’est essentiel. A partir du moment où la vision est imposée, qu’elle est claire et que le nom de votre site est attaché à une association d’idée précise – des mots-clés qui vont avec de façon spontanée -, vous pouvez vendre à peu près n’importe quoi. Quand le branding est bien fait, le merchandising peut s’y accoler de façon naturelle.

COUVERTURE Mars Avril 2012 - Fashizblack

Fashizblack, cover Mars/Avril 2012

 

 

 

Si votre site est axé pop culture avec un ton un peu décalé et que les couleurs phares de la charte graphique sont … disons du rose saumon, vous pouvez par exemple vendre des t-shirts avec des keys words de ce site. Votre communauté va les acheter si elle performe bien la marque. Il faut bien réfléchir au pricing, au modèle, il faut quand même avoir une idée assez précise de votre lectorat (qui lit, à quoi ressemble sa personnalité, ses centres d’intérêt, quelles sont ses préoccupations, etc. – définir les buyers personas ndlr) pour faire un produit quasiment sur mesure.

Donc 2) il y a du merchandising, des produits qu’on peut vendre en faisant du dérivé d’exploitation de marque, 3) il y a de l’événementiel. En 4) il y a l’affiliation. Il y a même des produits typiquement culturels que l’on peut mettre en vente, comme des livres (5), pourquoi pas ? Tout dépend du contenu que l’on produit. Rien n’empêche un blogueur très suivi sur les réseaux sociaux qui est positionné dans le développement personnel d’écrire un bouquin sur le sujet avec des récits d’expérience, ou un ensemble de méthodes … « 15 comment sortir de … « . Les possibilités sont infinies. Si on ne veut pas sortir de bouquin en format imprimé on peut le faire en format Kindle (ebook). On peut aussi organiser des webinars (6) (conférence en ligne ndlr) … Je détache ça de l’événementiel pur, l’événementiel peut être un cocktail, une soirée, un salon, un prix, etc. mais ça peut également consister à vendre son expertise à travers de séminaires, de conférences et de sessions de formation ou de coaching en groupe (7).

Le point commun dans tous les éléments que j’ai cités est la communauté. Bâtir sa communauté, sa marque, entretenir une relation avec sa communauté qui permet d’avoir de la conversion – le Saint Graal. Comment faire en sorte de convertir des gens qui consomment votre contenu gratuitement en clients, les convaincre d’acheter, donc de consommer votre produit en y mettant le prix, c’est ce que tout le monde recherche. Si vous avez une communauté de 10 000 personnes et que sur les 10 000, vous en avez 5000 qui vous donnent 5 €, ça fait quand même 25 000 €. C’est un excellent taux de conversion qui est assez rare. Les gens me disent que parce qu’on est dans une ère du tout gratuit maintenant, que c’est compliqué, que les gens ne veulent pas payer … Si, les gens veulent payer, il faut juste trouver le moyen de les convaincre que c’est important pour eux de payer, et qu’ils gagnent à le faire.

Il y a différentes manières de la faire, qui sont liées à ce que vous faites, à votre propre personnalité. Telle que votre communauté la perçoit. Est-ce qu’elle est engagée derrière vous ou pas, est-ce que vous êtes un peu distant, ou proche. C’est vraiment à jauger en fonction d’eux – les gens. Et puis il y a des médias qui ont une notoriété et une crédibilité suffisante pour que les gens acceptent de payer l’accès au contenu. Ce qui est le cas de Mediapart qui est un très bon exemple sur la question. Ce n’était pas forcément évident au début, mais ils ont convaincu les lecteurs de la pertinence d’être un média indépendant, et ils ont réussi à leur expliquer que pour pouvoir faire un reporting (rapporter, dénoncer, signaler ndlr) sur la vie politique française sans compromis et sans langue de bois, sans crainte de perdre des annonceurs, il fallait payer pour qu’ils puissent vivre de leur métier et l’exercer pleinement. Les lecteurs ont compris qu’en les soutenant, ils avaient accès à une information objective qui tranchait des médias biaisés, cela les a convaincus. Donc c’est possible. Le freemium est envisageable, quand les gens qui payent pour l’accès au contenu ont une vraie valeur ajoutée. La valeur ajoutée de Mediapart va être la qualité de l’information mais surtout son exclusivité, parce qu’ils réalisent des enquêtes, qu’il y a une fiabilité dans leurs propos. Ça parle à des gens, il y a un effet de résonance. Ces derniers sont prêts à payer 9 €/ mois pour ça.

C’est pareil pour les plateformes de streaming (Afrostram, Iroko TV, Netflix, Apple Music, etc.). Si on sort de la musique deux minutes, les gens peuvent trouver gratuitement en ligne la plupart du contenu de ces plateformes. Mais ils payent quand même x montant par mois parce qu’il y a une qualité de son et d’image garantie, parce que parfois il y a des exclusivités sur le contenu aussi. Tout dépend vraiment du rapport qu’on entretient avec sa communauté et de la façon dont on lui vend le produit.

Problématiques du branding

L : on va parler du branding à présent, et de ton expérience personnelle ; que penses-tu des personnes qui cannibalisent leur marque ? De ces cas où la marque personnelle est tellement mise en avant que finalement, l’entreprise ou l’activité  a une identité propre quasi inexistante et tire sa légitimité de la personne. As-tu été confrontée à cette situation et surtout : comment l’as-tu géré ? 

PAN : sois plus précis.

L : je donne un exemple assez récent : le nanawaxgate et l’épisode qui s’est ensuivi. Ce n’est pas la seule, c’est même assez récurrent en Afrique francophone, surtout chez les startups. On observe un traitement amateur de l’image de marque, dans la construction de son univers – un des points forts de Nanawax, pour parler des points positifs, est la construction d’un vrai univers ainsi que la qualité professionnelle des produits -, mais on constate souvent, chez la plupart des entreprises de ce type, qu’il n’y a pas de travail de fond au niveau du marketing et de la communication, notamment au niveau de l’identité de la marque, qui est très peu ou pas du tout dissociée de celle de son fondateur, et de la stratégie de contenu. C’est un vrai danger car cela fragilise la marque, qui est confondue à son fondateur dans le regard du public. Ce qui affecte ce dernier affecte donc son entreprise. C’est également une faiblesse – surtout quand le fondateur est charismatique – en cas de changement au niveau de la direction ou de vente de l’entreprise, qui perd alors une part importante de son capital immatériel, donc financier. 

PAN : je vais partir de mon expérience, et tu comprendras mon point de vue. Je crois que c’est surtout une question d’ego. Ce n’est pas évident quand on lance une marque, qu’on la construit de ses deux petits bras et qu’on essaie de la faire vivre, de penser à la question de la dissociation. Je pense qu’à ce moment-là on n’y pense pas. On a tellement la tête dans le guidon, on est tellement pris dans la création et le fonctionnement de l’entreprise qu’on fait corps avec son produit, on fait corps avec sa marque. Je ne parle pas de sa marque personnelle mais de la marque qu’on est en train de bâtir. On fait corps. C’est je pense le chemin de tous les entrepreneurs. Par contre, vient un moment dans la croissance de son entreprise où il faut savoir couper le cordon. Il faut savoir se mettre à côté ou en retrait, ou créer sa propre marque personnelle et la distinguer de manière très claire de ce qu’on fait.

Kelly Rowland Cover Fashizblack

Fashizblack, cover du 15 novembre 2013

Ça a été le cas pour la première marque que j’ai construit, Fashizblack. La politique que nous avons adoptée dès le départ, mes associés et moi, a été de s’effacer derrière le produit. Nous avons décidé qu’il était hors de question de surcommuniquer – et même de communiquer – sur nous. Nous n’apparaissions pas dans le magazine. Bien que la signature de l’édito m’incombe, je ne mettais pas ma photo dessus, comme il est de coutume de le faire. Je m’étais effacée complètement.

Je voulais que le magazine existe par lui-même d’une part, et d’autre part, je ne voulais pas qu’il soit dépendant de mon image, ou qu’il souffre de ce que Maybach Carter postait ; la dernière chose que je souhaitais était que des gens se mettent à avoir un problème avec le magazine à cause de propos que j’aurais tenu sur mon blog personnel. Lorsque j’ai arrêté de poster sous pseudo et que j’ai fait un « coming out« , j’ai compris qu’il fallait que je fasse un choix rapidement : ou je continuais à être subversive, ou je m’effaçais derrière mon magazine. Logiquement, j’ai préféré m’effacer derrière mon magazine pour lui donner plus de chances de décoller.

Et surtout, ma conviction était – et reste : quand on crée un produit ou une marque qualitative et pérenne, ça nous bénéficie dans tous les cas. C’est beaucoup plus risqué dans l’autre sens : quand on se met en avant, qu’on fait de belles choses et qu’on en profite pour le convertir vers sa marque, c’est bien mais les gens vont d’abord s’attacher à vous, pas à votre marque. Le jour où vous les décevez d’une façon ou d’une autre, cela se répercute sur votre marque. Je ne voulais pas prendre ce risque, d’autant plus que je n’étais pas la seule personne impliquée. J’ai des associés. C’aurait été bête de mettre le magazine en péril pour des soucis d’ego alors qu’ils y consacrent leur travail et leur temps.

J’ai vraiment commencé à communiquer sur ma personne 4 ou 5 ans après avoir lancé le magazine. L’identité du magazine était suffisamment solide pour que je puisse m’identifier différemment en disant « je suis la personne qui a créé ceci mais sinon je fais d’autres choses », sans que les deux ne se marchent dessus. Fashizblack a sa propre vie, que je sois là ou pas, et mon image n’a pas d’impact sur la sienne. L’essentiel pour moi était de ne pas attacher la destinée du projet à la mienne. Encore une fois, c’est une question d’ego, il faut travailler sur soi pour accepter cela. Je vois Fashizblack comme un bébé qui grandit, tout seul. Il n’est pas nécessaire qu’on voit ma tête partout comme certaines qui se mettent en couverture de leur propre magazine – je trouve ça complètement délirant ! Enfin, sauf si on s’appelle Oprah, c’est une célébrité qui fait vendre. Si le faire n’est pas vendeur, c’est un exercice d’auto-suçage qui n’est pas très pertinent.

La problématique est de comprendre que sa marque personnelle et la marque qu’on construit – la marque de son entreprise -, peuvent se confondre si on s’adresse au même public, car les gens ne font pas la nuance si on ne l’impose pas d’entrée de jeu. Ça exige de ne pas vampiriser sa marque/son produit parce qu’on a une soif de reconnaissance ou une soif de gratification. C’est addictif hein ? Ce que je comprends, je ne jette pas la pierre, je comprends que les gens aient ce besoin quand ils ont passé du temps sur un projet et qu’ils ont sacrifié des choses pour qu’il voit le jour. Et parfois, effectivement, dans certains c’est plus vendeur quand on attache le visage d’une personnalité au produit. Mais c’est un jeu très dangereux.

Pour ma part je pense qu’il vaut mieux bâtir une marque solide – mais vraiment solide -, puis lui accoler un visage. De cette façon même si le visage s’en va par la suite et qu’on en met un autre la marque sera toujours là, sans avoir rien perdu de son identité propre qu’elle n’aura qu’à faire évoluer. Nous sommes des êtres humains, nous sommes donc faillibles – et ça arrive à tout le monde de faire des erreurs. Cela établit, attacher le poids d’une marque, son chiffre d’affaires, son image, tout ce qui touche à l’entreprise ou au projet à sa personne ? C’est de la folie. Nous sommes tous faillibles, en dépit de notre bon comportement vis-à-vis du public, il y a des choses que l’on ne peut pas contrôler. Il y a toujours un truc qui va fuiter, ou une rumeur – même dénuée de fondements – qui va enfler sur les réseaux sociaux. Un bad buzz est vite arrivé. Une fois que la rumeur est dehors, son évolution est incontrôlable. Sur internet, la première chose qui sort est souvent considérée comme la vérité, et même si on veut faire du damage control derrière, le mal est déjà fait, l’image de marque est fragilisée. La marque va pâtir d’une connerie, pour une erreur personnelle ou parce qu’on a fait l’objet de jalousie …

Pour certains de mes confrères et consœurs du continent, il y a un gros travail à faire encore une fois sur le fait d’accepter de s’effacer derrière son produit. Il faut avoir cette humilité. Ce n’est pas facile, je ne suis pas un exemple mais plutôt la preuve que cette stratégie est  payante. Aujourd’hui j’ai la latitude de faire des choses sans que Fashizblack ne soit ramené sur la table 3 ou 4 fois. J’ai une vie et une identité en dehors du magazine. Beaucoup de gens me connaissent et ne savent pas que je suis liée au magazine, et plein de gens aiment Fashizblack et ne savent pas qui je suis, ce qui est une bonne chose. Ça me permet de faire des choses très différentes sans me soucier de l’impact que ça peut avoir sur le magazine, mais ça a demandé de faire profil bas pendant 6-7-8 ans, de ne pas mettre sa tête partout … Faire des interviews quand on les sollicite – les médias aiment bien avoir un visage, savoir qui est derrière le projet etc. -, d’accord, mais ne pas en faire des tonnes et des caisses, rub it all over your face (le peindre sur ton visage ndlr) en criant « oui, c’est moi qui ai créé ça ! » Ça n’a aucun sens.

Dans l’absolu, on peut être fier de ce qu’on a créé mais quand on a une vision, on n’est pas dans la précipitation de se faire connaître soi à travers son produit. Parce que, encore une fois, quand le produit ou le projet atteint un certain stade de notoriété et de crédibilité, le travail de communication est déjà fait. On n’a même pas besoin de crier, les gens comprennent tous seuls. Être en pleine construction et en faire des tonnes en disant « c’est moi qui ai fait ça ! » n’est pas pertinent. Tu n’as pas besoin de t’expliquer ou de te vendre à outrance. Tu penses que le mec qui a créé Mercedes a besoin de raconter sa vie ? Il a créé Mercedes point, c’est bon, on a compris. Ça en dit long sur la personne qu’il est et sur ses compétences. On image ce qu’il a dû faire pour en arriver là, même si cela ne correspond pas forcément à sa réalité ou à ce qu’il a vécu peu importe, l’essentiel est qu’il ait réalisé quelque chose, on sait le respect qu’on lui doit. Il n’a pas besoin de montrer pourquoi on doit le lui accorder, son travail parle pour lui.

Word hard first, le travail est beaucoup plus facile ensuite, les portes s’ouvrent beaucoup plus facilement que lorsqu’on cravache pour se mettre en avant . Je le vois parfois avec des jeunes frères qui lancent des startups qui n’ont même pas un an, qui font déjà le tour des médias, à raconter comment ils sont en train de révolutionner leur secteur en s’accolant des titres pompeux, « le nouveau name a famous entrepreneur« , « celui qui ambitionne de », « le gars qui va révolutionner machin » … C’est ça le problème, c’est qu’on est toujours dans des célébrations du potentiel et pas de la réalisation. Ça fait que les gens deviennent addicts à la gratification immédiate. Ton projet a 6 mois, tu n’as pas encore déposé ton nom d’entreprise mais tu es déjà en train de donner des motivational speeches. Tu n’as pas encore de trésorerie – bon la trésorerie est un problème que rencontrent toutes les startups -, … Ce que je veux dire c’est que tu n’as pas encore de structure en tant que telle, tu n’as pas de visibilité sur ton business model sur un an, mais tu fais des discours ronflants, c’est un peu bizarre.

On met la charrue avant les bœufs, on est dans la recherche de la gratification immédiate, on veut la reconnaissance tout de suite. C’est vrai que ça fait discours de vieille conne qui radote « nous à l’époque machin », mais ça fait quand même dix ans que je suis là, j’ai commencé en 2007 et nous sommes en 2017. Il y a énormément de choses qui ont changé en dix ans mais pas ça, quand nous nous sommes lancés, il y avait déjà à l’époque des gens qui recherchaient la gratification. Aujourd’hui ils ne sont plus là et nous, effectivement dix ans plus tard, nous levons des fonds pour faire grandir le magazine. Mais nous sommes encore là parce que nous avons privilégié la durabilité de la marque avant tout le reste.

L : il y a également la situation inverse où la personne – qui est déjà très connue pour des réalisations antérieures -, a du mal à créer une marque, à lui donner une identité. 

PAN : c’est toujours le même problème, celui du détachement. Il faut pouvoir faire un travail sur soi. Par moments, quand on est dans la situation que tu évoques on doit arriver à se dire « peut-être que je ne sais pas le faire ». « J’ai un capital notoriété qui est le mien, que j’ai bâti mais sur ce truc-là je n’arrive pas à le faire, il faut que je me fasse aider ». Il faut accepter de se faire aider. Alors est-ce que quelqu’un qui a déjà fait un milliard de choses par le passé va accepter de considérer qu’il doive se faire aider … Le réflexe est de se dire « non, pourquoi je ferais ça ? Je peux le faire tout seul ». Il faut savoir à quel moment lâcher prise. C’est dur des fois, parce qu’on est toujours dans un triple rapport entre la façon dont on se perçoit, la façon dont les autres nous perçoivent et la façon dont on pense que les autres nous perçoivent. Si on ne sait pas établir les priorités et les hiérarchiser on peut s’emmêler les pinceaux très rapidement et trop s’attacher à des choses qui n’en valent pas nécessairement la peine. Ou ne pas savoir s’en détacher, reconnaître le moment où il faut se dire « bon, sur ce coup-là je m’efface » ou « sur ce coup-là je dois demander de l’aide pour parvenir à réaliser ce que je dois réaliser. Et si ça suppose que je me mette un peu en retrait pendant un moment ok, le jeu en vaut la chandelle ».

Très peu de gens ont cette réflexion. Il y a une addiction à l’atalaku, à la notoriété, aux projecteurs, ce n’est pas nouveau. Parce que oui, ça caresse l’ego, ça donne l’impression d’être meilleur que les autres … Il faut avoir du recul sur les choses et surtout – c’est un élément qui est très important pour moi -, il faut savoir définir ses propres critères de succès. Aujourd’hui quand quelqu’un a 1000 followers, il peut considérer que c’est son critère de succès. Personnellement, mon critère de succès est très simple : c’est le compte en banque. Tant que je n’ai pas atteint ça tout le reste est éphémère, c’est du blabla. Avoir une interview sur un grand média c’est bien, c’est cool mais tout ce que je vois dans l’interview c’est surtout le nombre de partenaires et de clients potentiels qui vont venir me voir après et que je vais convertir en clients qui vont ramener de l’argent dans ma boîte. Si ce n’est pas ça, si c’est juste pour avoir ma photo et me dire « ah comment je suis magnifique et fabuleuse… » je n’en ai rien à faire, ma mère me le dit, ça me suffit.

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Vous avez aimé le plat de résistance ? Alors restez avec nous pour la suite du repas. Au menu : l’histoire de Fashizblack, les femmes et l’ambition professionnelle, la production de contenu contextualisé, l’industrie de la culture urbaine en Afrique francophone, anglophone et lusophone !

 

Ace, @ledisrupteur


 

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About Ace (70 Articles)
Ace est un passionné de communication et de startups. Autodidacte formé auprès de professionnels du marketing et de la communication, il allie exploration personnelle, pratique du métier et recherche incessante d'amélioration dans une approche intégrative, qui s'intéresse au secteur de façon globale, en le replaçant au centre de l'entreprise. Sa démarche s'attache à formaliser de manière spécifique les problématiques communicationnelles qui touchent les structures en tenant compte de leurs divers niveaux d'organisation.

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