Entreprenante Afrique, retour sur une conférence
[Attention : la situation des entreprises évoquées peut avoir changé entre 2016 et aujourd’hui.]
La conférence Entreprenante Afrique s’est tenue le 7 novembre 2016 à Sciences Po Paris, il y a un peu moins de deux ans maintenant. Elle a réunie divers acteurs de l’entrepreneuriat Africain autour de la publication du livre éponyme, mais surtout des enjeux et des réalités de terrain d’un phénomène sur lequel tout le monde s’accorde, mais que peu de gens renseignent jusque-là. Lorsque je parle de renseigner, je fais référence aux études et analyses sur des questions de fond, et non aux success stories d’entrepreneurs et aux tips d’entrepreneurs confirmés aux aspirants entrepreneurs. Il en faut bien sûr, mais il en faut plus. Il faut des chiffres, des analyses sectorielles, des projections et des réflexions sur l’existant.
Je ressors donc la transcription que j’en ai faite pour partager avec vous le fruit des recherches et de l’expérience des deux auteurs, Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg, respectivement Président d’Investisseurs & Partenaires, ancien directeur de l’Agence Française de Développement et Vice-Président de la Banque Mondiale ; et Directeur Général Adjoint Investissements chez Investisseurs & Partenaires. Les deux hommes, qui connaissent bien l’entrepreneuriat Africain, ont mutualisés leurs expériences dans cet ouvrage, que vous trouverez sur internet, au format ebook ou broché.
La présentation du livre, qui préfigure le contenu de la conférence :
« En 2050, le PIB de l’Afrique pourrait égaler celui de l’Union européenne, tandis que sa population comptera deux milliards d’habitants. Au cœur de cette expansion, des PME – et à leur tête des femmes et des hommes africains – qui sont en train d’écrire l’histoire économique et sociale du continent. Ce livre nous invite à les découvrir : qui sont-ils, ces entrepreneurs africains, et quelles sont leurs motivations ? Dans quels secteurs se développent-ils tout particulièrement ? En quoi innovent-ils et comment cela les conduit-il à remodeler leur continent ? De l’agroalimentaire à la téléphonie, du bâtiment à la santé en passant par le tourisme et l’énergie, une autre économie africaine se dessine. Sans nier ses fragilités ni sa pauvreté encore endémique, Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg nous montrent qu’elle se construit sur un cercle vertueux, où les handicaps deviennent des opportunités, où ceux qui offrent de nouveaux services en sont aussi les consommateurs. Forte de son nouveau marché intérieur, cette Afrique-là porte de plus en plus les espoirs de la croissance mondiale. » – Source : Amazon.fr
J’ignore où l’on peut se le procurer en Afrique, si quelqu’un le sait prière de le mettre en commentaire. Je précise que je n’ai pas lu le livre, je le ferais sans doute un jour quand j’aurais un peu de temps. Les lignes qui suivent sont le produit d’une prise de notes réalisée durant la conférence, dont je vous remets également la présentation :
« Portée par des taux de croissance économique supérieurs à 5 % par an depuis le début des années 2000, l’Afrique subsaharienne se transforme à grande vitesse. Dans leur dernier essai chez Odile Jacob, Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg apportent la démonstration que cet essor du continent africain se construit pour une large part sur les entreprises, les PME et start-up notamment.
De l’agro-alimentaire à la téléphonie, du bâtiment à la santé en passant par le tourisme et l’énergie, les deux auteurs décryptent une microéconomie africaine, inclusive, créatrice d’emplois et distributrice de richesses, tirée par une nouvelle génération d’entrepreneurs et l’émergence de la classe moyenne. » – Source : le guide des événements de Sciences Po executive education
Étaient présents à l’événements, les intervenants ci-après :
- Jean-Michel Severino, Président d’Investisseurs & Partenaires, ancien directeur de l’Agence Française de Développement, Vice-Président de la Banque Mondiale et co-auteur du livre ;
- Jérémy Hajdenberg, Directeur Général Adjoint Investissements chez Investisseurs & Partenaires, également co-auteur de l’ouvrage ;
- Patrick Guillaumont, Président de la Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International (FERDI) ;
- Guillaume Sarrat de Tramezaigues, Directeur exécutif du département d’économie de Sciences Po. Ce dernier a laissé son temps de parole au suivant, dont il trouvait l’intervention pertinente et plus intéressante pour l’auditoire, un geste qui m’a laissé admiratif.
- Cheikhou Souaré, Président de Niokolo Transport SA, une entreprise sénégalaise de transport de personnes.
Les échanges ont été modérés par Richard Balme, Directeur de l’Executive Master Politiques et management du développement – Potentiel Afrique de Sciences Po Executive Education, dont c’était la rentrée de la 4ème promotion.
Ce sont leurs interventions qui ont été retranscrites. Gardez à l’esprit qu’il s’agit d’une prise de notes, les informations ne sont donc pas complètes, mais elles sont suffisamment pertinentes pour donner lieu a un partage ici. Allons-y.
I. Richard Balme
Le modérateur a pris la parole en posant un certain nombre de problématiques :
- comment et à quel rythme l’Afrique peut-elle sortir du sous-développement ?
- l’entrepreneuriat se développe en Afrique, peut-elle réussir où les politiques publiques ont échouées ? Peut-elle sortir les populations de la pauvreté ?
Il a ensuite laissé la parole aux intervenants.
II. Jean-Michel Severino
1/ Ce qui a changé
L’entrepreneuriat africain est un phénomène qui n’est pas répertorié statistiquement ou enseigné, bien que la croyance en la révolution entrepreneuriale en Afrique date d’une quinzaine d’années. Cette croyance n’est pas uniquement le fait de jeunes qui apportent une contribution à la société en créant ou en reprenant des entreprises, mais de différentes classes d’âge de la société. Si certaines ethnies comme les Bamiléké et les Bambara sont bien connues pour leur sens du commerce, le phénomène entrepreneurial actuel est porté par les classes moyennes qui modernisent les circuits commerciaux historiques traditionnels, et par les diasporas des différents pays, qui contribuent qualitativement à la dynamique en mettant à son service leur patrimoine et leurs savoir-faire. Parmi ces derniers, certains retournent s’installer sur le continent pour participer à son essor. Ces deux ensembles forment ce qu’il a appelé la « génération Afrique ».
Il y a un « entrepreneuriat de l’intérieur » à développer, pour permettre les conditions d’un développement social durable, par exemple en produisant du ciment, en fabriquant des chaises, des tables, des bancs pour les écoles ; en satisfaisant les besoins éducatifs d’une population grandissante ; en faisant usage des opportunités offertes par internet, le secteur médical, celui de la construction ainsi que d’autres secteurs qui peuvent contribuer à la création d’un tissu économique national.
La révolution entrepreneuriale majeure aujourd’hui est due à la création du marché africain, grâce à la croissance démographique et à l’urbanisation, qui ont permis l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages – un facteur majeur. L’émergence de la classe moyenne qui a suivi a permis de mieux scolariser les personnes. Ces dernières, qui ont fait des études supérieures, ont les parcours qualifiés nécessaires pour entreprendre à grande échelle. L’entrepreneuriat actuel est plutôt une démarche de personne éduquée. Ces gens s’adressent à la classe moyenne, qui commence à partir du moment où les gens sortent de la subsistance stricte, et entrent dans une logique de consommation.
2/ Le marché intérieur
Le reste de l’Afrique continue à croître parce que la machine à fabriquer du marché intérieur a augmenté ces 20 dernières années, si l’on met de côté la baisse des cours des matières premières. Cette trajectoire est une leçon d’économie à elle seule : enraciner une croissance économique dans un tissu entrepreneurial donne lieu à l’invention d’un salariat africain, qui permet à son tour l’essor du marché intérieur grâce à l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages.
III. Jérémy Hajdenberg
1/ Tour d’horizon des secteurs concernés
L’entrepreneuriat présente une Afrique différente de celle qui est généralement racontée, cela touche tous les secteurs et toutes les régions du continent. Pour ce qui est du secteur agroalimentaire par exemple, qui est crucial pour nourrir cette population grandissante, la question de l’autosuffisance alimentaire se pose. Le continent est sujet à des cas de famine dans certaines régions, tandis que la population continue à croître. On observe l’apparition de quelques grandes unités industrielles ou semi-industrielles avicoles (poules et œufs) – au Bénin par exemple avec Agrisatch -, ou des produits laitiers frais au Niger, bien que certaines soient alimentées à partir de lait importé. L’un des problèmes majeurs est que la chaîne de production de valeur est incomplète. Dans les BTP, on observe l’émergence de la première génération de PME africaines.
Il y a une effervescence entrepreneuriale technologique autour du téléphone mobile. C’est un phénomène très intéressant dans cette région puisqu’on a sauté l’étape du téléphone fixe pour passer directement à celle du mobile. Les startups internet fleurissent, les fintech également, avec le développement de la monnaie électronique. Prenez le cas de M-Pesa par exemple, une startup kényane – 90 % de la population kényane utilise d’ailleurs ce moyen pour effectuer des transactions commerciales -, ce qui fait de l’Afrique le leader mondial dans ce domaine. Dans d’autres domaines, comme le domaine médical ou le service aux entreprises – au Ghana par exemple avec Softtribes, une SSII qui commercialise des systèmes de gestion pour les entreprises -, les entreprises qui ont un enracinement local et qui font montre d’un professionnalisme aux standards internationaux se distinguent de plus en plus.
Il y a domination du marché local et quelques sorties du marché de leaders internationaux, au Cameroun par exemple, où une entreprise ‘TGC store (?) a mis en place un partenariat avec l’université de Douala pour former les ressources humaines dont elle a besoin. Dans le secteur des énergies renouvelables, des entrepreneurs non africains participent à la dynamique et à l’innovation locale. M-kopa par exemple, met à disposition des villageois des panneaux photovoltaïques vendus en micro-leasing par téléphone mobile, ce qui allie micro-finance, téléphone cellulaire et panneaux photovoltaïques.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la formation joue un rôle prépondérant dans l’entrepreneuriat. L’ISM Dakar forme un nombre non négligeable d’entrepreneurs locaux, et fait figure de pionnier dans la région pour ce qui est de l’innovation. Dans le domaine médical, le réseau de centres de santé NEST, spécialisé dans les services de maternité et de pédiatrie à Dakar, au Sénégal, propose des services qualitatifs et moins coûteux que la moyenne du marché, alliant ainsi entrepreneuriat, médecine et vocation sociale. A la différence du modèle entrepreneurial qui précède, il s’agit d’une première génération d’entreprises structurées ; il y a généralisation d’une formalisation, une structuration, un recrutement et la mise en place de process alors qu’avant c’était plutôt de l’ordre de l’exception. Ces entreprises coexistent bien sûr avec le secteur informel.
2/ Particularités et challenges
Ce qui fait la différence avec ce qui se fait ailleurs, est le comportement face aux immenses lacunes des infrastructures africaines (corruption, accès à l’électricité, administration, justice etc.). Les PME et les startups nécessitent un environnement de services relativement simples, précis, réguliers, fiables. Ce qui n’est pas le cas actuellement. La difficulté de cet environnement est qu’il est à la fois très contraignant et source d’opportunités, mais les freins sont beaucoup trop nombreux. L’Etat et les pouvoirs publics sont très importants et doivent jouer leur rôle : permettre et susciter le développement de l’économie privée. Sur ce point si les discours sont parfaits, la réalité est extrêmement problématique :
- il y a absence de paiement de l’Etat de leurs factures, les Etats ne payent pas leurs dettes (créances impayées) ;
- elles ont besoin de dispositifs spécifiques (incubateurs, formation, dispositifs légaux) ;
- elles nécessitent du financement (la mise en place de vraies politiques financières, de cadres macro, des rapports avec les banques).
Il y a des agendas considérables à mettre en place pour encourager la croissance. Plusieurs scénarios de croissance du développement sont envisageables :
- par une augmentation des investissements extérieurs
- à la coréenne (par les grands groupes)
- à la taïwanaise (par les PMEs)
Une chose est sûre : la nécessité et les possibilités de croissance appuyée sur le marché intérieur remettent le capital dans les mains des nationaux. S’intéresser à l’entrepreneuriat africain actuel requiert d’avoir une vision holistique du développement de l’entrepreneuriat, des bases logistiques et structurelles sur lesquelles elle repose. De ses spécificités sur le continent.
IV. Patrick Guillaumont
Motivations des acteurs
Patrick Guillaumont est Président de la Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International, il est économiste du développement et directeur de la Revue d’Economie du Développement. Pour lui, le livre (Entreprenante Afrique ndrl) est un modèle, tant dans sa méthode d’élaboration – qui se situe entre la micro et la macroéconomie, que dans l’analyse de trajectoires effectuée (une centaine d’entrepreneurs Africains compris dans leur environnement et leur histoire). Il permet de comprendre en quoi l’entrepreneuriat peut être un modèle de développement économique.
Le FERDI a identifié une nouvelle compétitivité des entreprises, surtout des PME, ainsi que des motivations diverses du côté de ceux qui y investissent. Les investisseurs vont sur le continent dans la recherche d’une rentabilité nécessaire certes, mais qui s’associe à un altruisme latent (c’est l’impact invesment). Il y a là un arbitrage à faire : est-ce qu’il y a la place entre les motivations variées (financière par ex) et les autres ? Celles qui ont pour but d’accompagner le développement du continent ?
L’insécurité est un problème majeur pour l’essor économique de l’Afrique, car les investissements s’effectuent suivant la stabilité de la zone géographique. La création d’emplois y contribue grandement, de même que l’accès au salariat, au crédit, ainsi que la création de confiance. « Les étrangers y croient parce que les investisseurs eux-mêmes y croient ». « Au fond les effets latéraux (autres que la rentabilité immédiate) des investissements étaient nécessaires à leur durabilité. La croissance économique par l’entrepreneuriat est une réalité qui s’accompagne d’une volonté d’améliorer la société, de contribuer à son développement. Un exemple de PME qui illustre cette dualité est une PME Sénégalaise, spécialisée dans le développement de systèmes de soins mère-enfant : NEST.
Cheikhou Souaré
L’aventure entrepreneuriale : Niokolo Transport SA
Cheikhou Souaré est le président de Niokolo Transport SA (Sénégal), une société de transports de marchandises et de personnes qui opère dans la partie Orientale du Sénégal et dans la sous-région. Fondée par une association de personnes originaires de Kédougou (dont des locaux et des membres de la diaspora), la société est à l’origine une association d’acteurs locaux qui a évolué par la création d’une SA (Société Anonyme) afin de régler le problème du désenclavement de la ville. Elle compte 251 actionnaires dont 51 actionnaires locaux. C’est grâce à un prêt de la Société Générale (prêt d’un montant de 300 000 € + garanties), qu’elle a pu démarrer son activité.
Elle a fait face à plusieurs challenges depuis sa création, notamment à une opposition des acteurs informels. En dépit de cela, elle s’est attachée à se différencier de ses concurrents en axant ses services sur trois mots d’ordre : confort, sécurité, ponctualité (sur ce dernier point, les acteurs informels ont dit que ce n’était pas possible, ils l’ont pourtant fait). L’opposition du secteur informel les a conduit devant la justice, le Sénégal étant un pays de droit, doté d’une justice qui fonctionne correctement, ils ont pu avoir gain de cause et ont poursuivi leurs activités.
D’autres difficultés se sont ensuite posés à eux : l’état des routes d’abord, qui grâce à du lobbying et à la sensibilité de l’Etat aux problèmes de la société a permis de les améliorer. L’entreprise a permis la création d’emplois directs et indirects, en faisant appel à des transporteurs (recours à l’affrètement), en sous-traitant certaines activités. Très vite cependant, il a fallu penser à la rentabilisation afin de pérenniser l’activité. Ce qu’ils ont fait en négociation pour fixer leurs tarifs au-dessus du tarif national. Ils sont arrivés à désenclaver leur région, avec d’autres acteurs qui ont suivi ; car leur aventure a conduit à l’initiation de la concurrence.
« Par croissance endogène », Patrick Guillaumont. Grâce à l’ouverture du capital à la communauté, Niokolo Transport a pu se développer. Ils ont ouvert une station d’essence et ont crée un centre de formation afin de transmettre leur culture d’entreprise.
Séance de Q&A
Pour gérer une société il faut bien comprendre les mécanismes sociaux et entrepreneuriaux. La crise politique et l’insécurité sont les deux premiers ennemis de l’entrepreneuriat.
Projections (non sourcées)
- 400 millions de jeunes vont arriver sur le marché du travail d’ici à 2050
- 220 millions de jobs créés par la montée entrepreneuriale
Qu’en est-il de l’accès à l’emploi ? Tous les emplois ne se valent pas, il y a une bataille de l’emploi formel avec sécu, fiche de paie, enregistrement, etc. à mener et une très grande variété de situations d’emplois. Le chantier est ambitieux, les dispositifs publics et l’accompagnement professionnel à mettre en place, le changement de mentalité à accompagner… il y a beaucoup à faire, même si on a l’impression que les dirigeants Africains refusent le développement en ne prenant pas les mesures adéquates.
La question des synergies intrarégionales
Les ambitions régionales, même à une échelle modeste apparaissent très tôt. Pour qu’il y ait émergence d’une industrie, il faut une association des différentes entreprises nationales. On observe des tentatives d’agrégation entre entreprises qui font le même métier dans plusieurs pays frontaliers ou non, ce qui va favoriser la porosité des barrières entre les pays. Il faudrait que ces initiatives se multiplient, car la région a quelque chose à gagner dans la structuration, la formalisation des activités.
Le comportement d’achat de très grandes entreprises (publiques ou privées, Africaines et internationales) structure le tissu local. L’apparition de la grande distribution est un événement très positif mais malheureusement le fait d’entreprises étrangères. Cela a un impact sur la structuration des marchés locaux : en Afrique de l’Ouest par exemple, Carrefour se fournit à 20 % de produits locaux et de 80 % de produits étrangers pour l’instant. L’objectif est une inversion des ratios dans les prochaines années, en travaillant avec les PME notamment.
Ace, @ledisrupteur
Cette conférence date de presque deux ans maintenant. Elle demeure néanmoins intéressante pour avoir une vue d’ensemble des caractéristiques du « nouveau » phénomène entrepreneurial du continent. Et puis, il me faut exhumer mes brouillons alors… Rires.
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